Résumé

Ces dernières semaines, les actifs numériques ont été mis en lumière pour leur utilisation dans le cadre de la guerre à la suite de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Ils ont d’une part permis de collecter rapidement plus de cent millions de dollars en secours à l’Ukraine, ont contribué à soutenir les populations locales de part et d’autres du conflit, et ont suscité des interrogations quant à l’opportunité pour la Russie de les utiliser afin de contourner les sanctions économiques à son encontre. 
Dans cet article, l’Adan s’attache à répondre à cette question légitime et à décrypter pourquoi les crypto-actifs ne constituent pas un outil efficace dans le contournement de sanctions économiques. 
Toute personne souhaitant tirer un bénéfice de ses crypto-actifs dans l’économie réelle implique une relation avec une personne physique ou morale  qui, si elle se situe dans l’Union européenne, est elle-même contrainte au respect du régime de sanctions en vigueur. Les caractéristiques techniques des crypto-actifs (traçabilité, transparence, absence d’anonymat) en font des outils peu adaptés à toute opération frauduleuse ou souhaitée discrète. 
Pour garantir la meilleure efficacité des mesures prises, l’Union européenne doit donc davantage s’attacher à ce qu’un grand nombre d’opérateurs soit établi sur son territoire, et donc soumis à l’application de la réglementation. 


Rapidement après le début de l’offensive russe contre l’Ukraine le 24 février dernier, les dynamiques de marchés des crypto-actifs dans ces deux pays ont suscité surprise et interrogations. Cependant, si malgré les montants levés en un temps record, la collecte par l’Ukraine de dons en actifs numériques n’a suscité que peu de débats, la possibilité pour les dirigeants russes de contourner les sanctions et le gel des avoirs prononcés par l’Europe et les États-Unis a, elle, suscité davantage de questions.

Il semble, certes, peu probable, au vu du poids du marché des crypto-actifs à ce jour, qu’ils suffisent à eux seuls à soutenir l’économie russe face aux sanctions imposées par le biais des systèmes de paiement traditionnels. Il n’en reste pas moins utile et légitime de se demander s’ils permettraient théoriquement d’y parvenir.

1. Contournement des sanctions : un risque déjà couvert par la réglementation

Il est vrai qu’un crypto-actif reposant sur une blockchain décentralisée comme cela est le cas du bitcoin peut difficilement être contrôlé ou sanctionné par un État ou une administration. Par essence, ces réseaux sont accessibles à tous et appartiennent à tous. Cependant toute personne souhaitant à terme tirer un quelconque bénéfice de l’achat ou de la détention d’un ou plusieurs actifs numériques, devra nécessairement l’échanger contre une monnaie ayant cours légal, un produit ou un service. Or, dans ces trois situations, le détenteur de crypto-actifs devra immanquablement les faire transiter par un intermédiaire et/ou les transmettre à un bénéficiaire qui, lui, reste soumis aux obligations légales qui lui incombent dans leur juridiction de résidence.

Il s’agit là du fondement des dispositifs de lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme. Ils ont en effet pour objet de responsabiliser l’ensemble des parties prenantes quant à un risque éventuel de fraude financière en les soumettant à une obligation de vigilance tout au long de la relation d’affaires. Lesdits opérateurs sont en capacité de vérifier l’identité du donneur d’ordre et d’accepter ou non de réaliser l’opération en fonction des risques évalués.

Dès lors, dans le cas où le siège social du bénéficiaire ou de l’intermédiaire des fonds est établi dans un pays qui a acté des mesures de sanction à l’égard de la Russie et de gel des avoirs – comme cela est par exemple le cas au sein de l’Union européenne – alors il sera forcé de mettre en application les contraintes en vigueur sur le territoire, et en conséquence de refuser la transaction en crypto-actifs.

A l’inverse, si le bénéficiaire en question est établi dans une juridiction libre de restrictions en ce sens, le détenteur de crypto-actifs pourra effectivement se livrer à des opérations financières ou marchandes, comme il pourrait de toute façon s’y employer grâce à une devise ayant cours légal.

Toute transaction entre la Russie et l’Union européenne, qu’elle ait recours ou non aux crypto-actifs, impliquera donc un acteur identifiable, en mesure d’appliquer la réglementation en vigueur sur le territoire et qui, dans le cas contraire, s’exposerait lui-même à des sanctions civiles et pénales.

Il est à noter ici qu’en France, les prestataires de services sur actifs numériques (PSAN) qui font régulièrement office d’intermédiaire dans les transactions en crypto-actifs sont exemplaires. Depuis l’entrée en vigueur de la loi relative à la croissance et la transformation des entreprises (PACTE) en mai 2019, ces derniers doivent en effet s’enregistrer de manière obligatoire auprès de l’Autorité des marchés financiers (AMF), suivant une procédure qui demande implication et rigueur. Ils respectent à ce titre des exigences réglementaires parfois plus strictes que les acteurs financiers traditionnels telle que l’obligation de mise en place d’un dispositif de connaissance client dès le premier euro de transaction, contre 250 euros pour une transaction et 1000 euros pour un virement dans le cas d’un opérateur traditionnel.

2. Des propriétés technologiques peu adaptées à une activité frauduleuse

D’un point de vue technique, les crypto-actifs sont régulièrement mis en avant pour leur caractère traçable et transparent. Ces propriétés ne sont de nature à répondre aux attentes ni d’un État qui souhaite garder ses flux financiers confidentiels, ni d’individus qui souhaitent transférer discrètement leurs avoirs vers l’étranger.

La traçabilité permise par les crypto-actifs facilite en fait le bon respect des obligations en vigueur pour les entreprises et renforce leur efficacité dans le temps, quel que soit le nombre d’opérations intermédiaires.

En effet, si un individu inscrit au registre des personnes sanctionnées achète des crypto-actifs et essaie de s’en servir après plusieurs années, il pourra être identifié sans la moindre difficulté. De même, si le crypto-actif échangé par cet individu transite par différents portefeuilles avant une tentative d’utilisation sur le territoire européen, les technologies blockchain sous-jacentes permettront de retracer l’historique des transactions jusqu’à la source du flux financier. Une telle propriété n’existe pas sur des espèces ou des métaux précieux, ce qui en font de bien meilleurs outils que les actifs numériques dans le cadre d’opérations frauduleuses.

A cela s’ajoute la notion de transparence permise par les actifs numériques, puisque tout un chacun a un libre accès aux données enregistrées sur les technologies blockchain. Cette fonctionnalité présente également des avantages afin de garantir que les dons envoyés vers l’Ukraine ne soient pas détournés à des fins de corruption.

En outre, afin de renforcer encore le caractère dissuasif des crypto-actifs à des fins frauduleuses, l’entreprise d’analyses transactionnelles Chainalysis a développé de nouveaux outils en ligne qui aideront les projets de finance décentralisée dans leur conformité réglementaire en leur permettant de mieux identifier les portefeuilles visés par des sanctions.

3. Une bonne application des exigences réglementaires contingentée à la présence d’acteurs de poids sur le territoire

La réglementation existante en France et en cours de mise en place au niveau européen est donc amplement suffisante afin de couvrir les risques évoqués puisqu’elle soumet les prestataires ayant une activité liée aux actifs numériques à des obligations de lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme.

La mise en place de restrictions additionnelles à leur égard n’aurait pas davantage d’efficacité pour le bon respect des sanctions actées ou des mesures de gels d’avoirs. Au contraire. Les propriétés intrinsèques des actifs numériques peuvent non seulement s’inscrire dans la réglementation existante, mais elles peuvent également contribuer à les renforcer.

Toutefois, leur bonne application impose que les entreprises soient sous le champ desdites obligations, et donc qu’elles soient situées sur le territoire où les mesures sont prononcées. Or à ce jour, les grandes plateformes d’échanges en crypto-actifs, qui endossent le rôle d’intermédiaire des transactions, sont établies à l’extérieur des frontières européennes. Elles répondent donc à des exigences qui ne sont pas issues de nos lois mais de celles de pays dans lesquels elles sont implantées et dont la volonté peut diverger de celle de l’Europe.

Les Etats-Unis, pourtant très attachés à l’hégémonie du dollar et à leur souveraineté monétaire en général, ont bien compris l’enjeu. Par un décret du 09 mars 2022, le président Joe Biden a demandé à son administration d’étudier le projet d’émission d’un dollar numérique en vue de renforcer le leadership du pays dans le système financier mondial tout en améliorant sa compétitivité économique.

Un équilibre est donc à trouver en Europe afin d’éviter qu’une réglementation trop contraignante n’aboutisse in fine à la fermeture ou à l’expatriation des entreprises européennes, et en conséquence, à l’appauvrissement des leviers d’influence de l’Union.